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Les penates de Clémentine Carsberg

texte de Jean-Louis Marcos

 

Que voit-on de la réalité et comment la voit-on ? Voici les questions qui arrivent devant les œuvres de Clémentine Carsberg.

Fenêtres, échelles, chaise, yaourt, douche, plante, livre, valise, gouttière, brique, cadre. Tout un fatras de décor d'objets domestiques qui vous enveloppe. Cet amoncellement de panoplies qui accable chaque homo modernus gavé contemporain. En principe il suffirait de respirer pour vivre : mais non, il nous faut ce tas de choses avec des tas d'images qui renvoient à d'autres tas de choses.

En cet endroit de l'art les objets disparaissent et apparaissent alternativement, dans une série de fondus enchaînés, avec le décor de papier peint qui les porte et les constitue à la fois.

Devenu, ici, l'instrument de l'artiste, le papier peint joue toujours une musique avec des sortilèges : il enveloppe et nous enveloppe de mémoires privées, il est sur les murs et dans la rêverie des enfants. Mémoire domestique ou hôtelière, étrangère ou familiale, papiers vus, papiers kitsch, papiers intimes, papiers de dépucelages et papiers de deuils, papiers d'amour et papiers d'ennui. Il s'agit ici, bien évidemment, du vrai papier peint : avec des motifs et non de ces papiers neutres, unis et insipides qui ont pour seule vertu d'effacer leur existence. Non, le vrai papier peint, lui, peut aller jusqu'à devenir votre ennemi. En novembre 1900, trois semaines avant de mourir, en exil à l'hôtel d'Alsace à Paris, Oscar Wilde démontre à la fois ce qu'est le véritable humour et la puissance du papier peint en disant à son amie Claire de Pratz : "...Mon papier mural et moi nous nous livrons un duel à mort, il faut que l'un de nous s'en aille " 1    Ce sera Wilde.

Littré, en 1870, indique des mots gouleyants pour nommer le papier peint : papier-tenture, papier-damas, papier-lambris, papier-tontisse, papier-granit, papier-marbre, papier-arabesque, papier coutil, papier pâte et papier soufflé ou velouté. En parcourant son histoire on voit que le trompe-l'oeil, l'illusionnisme, la réalité et son image -les questions mêmes de l'art- font partie de l'identité  du papier peint depuis ses origines, au xv ème siècle.

 

Le travail de Clémentine Carsberg ne renvoie pas au présent -sauf bien sûr à l'immédiat de celui qui regarde- mais à un passé récent, celui d'une ou deux générations, d'où serait absent tout logo. Nous sommes face à des machines pleines de stimuli de la mémoire domestique.

Clémentine Carsberg s'occupe de nos pénates.

A un moment de confusion entre vie privée et vie publique, à un moment où la marchandise est devenue notre seul dieu tutélaire il est urgent de s'occuper de nos pénates.

Qu'on en juge : si l'on est encore capable de regagner ses pénates ou de les porter, on ne sait plus ni ce qu'on gagne ou regagne ni ce qu'on porte. .

Les pénates étaient pourtant des dieux bien commodes, privés, domestiques et d'abord utiles : chacun dédié à une fonction. Toute famille de romains avait les siens qui étaient transportés en cas de déménagement. Aujourd'hui tout se privatise, sauf les dieux. C'est un gaspillage car cela nous ferme à certaines grandeurs et à certaines facéties de la métaphysique familiale.

L'artiste Clémentine Carsberg capte nos pénates en s'interrogeant  sur la réalité.                Elle s'est tellement interrogée sur la question qu'un jour  elle a construit "La façade du devant " une œuvre qui était une nouvelle façade pour la galerie où elle exposait. Comme il s'agissait de la réplique de la façade mitoyenne de gauche, il était impossible de retrouver la galerie. Et chacun de monter et descendre la rue, perdu dans la réalité. Ceux qui étaient dans le secret n'étaient pas plus avancés : ils ne savaient pas quoi regarder. Ils voulaient que leur œil s'accroche à quelque chose. Il y avait les mêmes portes et fenêtres fermées que sur la façade d'à côté. Pour pimenter cette leçon il s'agissait, bien sûr, de la galerie " Où ". L'oeuvre est restée pendant trois semaines, se patinant et ressemblant de plus en plus à sa façade jumelle. Ayant perdu son repère habituel, la voisine a raconté s'être trompée pour entrer chez elle.

Que voit-on ? disait "la façade du devant ".

Nous nous posons cette question, depuis Platon, dans cette partie du monde qui s'appelle la Méditerranée et l'Europe. On sait depuis longtemps que la réalité est indéfinissable, Descartes la rangeait parmi "les notions qui sont elles-mêmes si claires qu'on les obscurcit en les voulant définir " 2   Les philosophes aiment beaucoup le concept de réalité. Pour Ferdinand Alquier " Le réel est avant tout ce qu'on ne peut changer, ce qui heurte nos désirs, ce qu'il faut constater, ce avec quoi il faut compter." 3

Clémentine Carsberg pose une question : en quelles réalités peut se transformer la réalité ? Dans l'espace encombré et confus de ce temps, c'est ce qui s'appelle une question politique.

 

L'artiste revendique la modestie, celle des matériaux qui sont fragiles, gratuits, indigents dit-elle ; mais aussi la modestie de l'attitude, à l'opposé de toute fierté exubérante, comme une adhérence avec un mode de vie n'appartenant qu'à elle.

Et pourtant.

Que sont devenus les pénates ? Ceci et cela, et encore ceci, cet autre, celui-là et cet autre encore, au fond, et celui-ci. Tout est à l'échelle un , élément essentiel qui porte le doute entre le vrai et le faux.

Dans ces vrai-faux morceaux d'une réalité qui porte beaucoup de ses contraires : le néant, l'imaginaire et l'illusion, l'artiste capte une partie de l'autre côté du monde et ouvre une porte dans la perception.

Derrière, de l'autre côté, il y a l'ironie des objets comme il y a une ironie du sort. Il y a des sortes de contrepèteries visuelles avec des giratoires et des double sens à coulisses. Ce qui est peut-être le plus intéressant dans ce travail c'est que, malgré toutes ces turpitudes cachées, il s'avance sans aucune surcharge sémantique. On n'est pas ici dans le bavardage. On est dans la question de la réalité et du temps qui passe.

Donc.

Il est possible que la modestie revendiquée soit celle de l'artiste en jeune philosophe.

A la fin comme il y a des prix de beauté dans les tournois d'échecs, la beauté, ici, nait de la cohérence féconde de la proposition et de son support plastique.

 

Jean-Louis Marcos

 

 

 1- Claire de Pratz, dans G. de Saix "Souvenirs inédits" Harris p.572.

 2- René Descartes. Principes I, X

 3-Ferdinand Alquier. Article "Réalité" in Encyclopaedia  Universalis. 2005.

 

 

 

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