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Le banal, modeste acteur puissant de l'oeuvre

texte de Bernard Muntaner

 

On remarquera à travers les captures d’images de magazines de la série Toiles de fond, que ce sont les humains qui s’absentent du monde visible, laissant une place essentielle au décor, qu’il soit intérieur (appartement), ou extérieur, (coin de rue, jardin). La silhouette d’une personne ainsi décontextualisée, «décorée» d’un motif de papier peint qui l’abstrait ainsi de l’image, ne voudrait-elle pas nous dire que, dans la représentation d’un intérieur ou d’un extérieur «animé», la chose à voir serait l’environnement, l’espace qui entoure le sujet humain ? Le «contenant» désignant ainsi de façon prépondérante la charge de ses signifiés. Lorsque dans telle image le visage d’une femme est proche de nous par le cadrage photographique, nous nous trouvons devant un décor silhouetté de mur peint, qui s’oppose comme obstacle. Notre regard s’écrase sur le papier peint transitionnel et nous renvoie à notre impossibilité à interroger l’absentée de la silhouette sous le papier dérisoire pour en chercher son origine. De qui s’agit-il, puis, de quoi s’agit-il ? Cette manipulation plastique du fond et de la forme rappelle l’idée de ce qui caractérise toute image : son impossible appropriation. On devine le constat d’un échec et de sa possible palliation en ayant une attitude d’humilité. Échec de savoir, mais qui promeut aussi le désir de savoir. Humilité par l’acceptation de ne pas posséder le savoir. Et c’est dans cet espace défini par le non défini de ce visage perdu que s’opère le discours sur la correspondance entre l’œuvre et le spectateur. Ce qui m’échappe m’appelle, ce qui me manque m’interpelle. Car il y a là une présence, une présence invisible mais qui comble pleinement un espace. «Faire tapisserie», c’est se transformer en un anonyme mur peint, c’est se fondre dans le décor et dans un insondable espace mutique, c’est le rejoindre dans la minceur de son éloquence. La dimension de l’anonymat dans le travail de Clémentine Carsberg est suffisamment forte pour que l’on s’y attarde un peu. Sur une reproduction de photo «caviardée» on voit une salle d’exposition avec des tableaux accrochés aux murs. Devant l’un des tableaux, une silhouette bras croisés contemple une œuvre. Elle est devenue une surface plane animée graphiquement. N’étant pas nous-mêmes devant les tableaux nous ne pouvons pas voir ce que la silhouette regarde ; notre regard est attiré vers cette image de papier peint découpé en forme de regardeur qui, ici, «fait le tableau», tel un clin d’œil littéral à la célèbre phrase de Duchamp (1). Ce regardeur est aussi l’unité de la foule anonyme, le dénominateur commun que l’on croise dans les musées, que l’on côtoie sans en prendre conscience ; ignorer son voisin comme être ignoré de la foule. Être anonyme... Sans Nom, comme peut l’être un décor de papier peint dont on ne sait pas qui l’a créé et qui va rejoindre l’anonymat des appartements ordinaires et silencieux. On pressent alors dans l’œuvre l’idée d’un «absentéisme», qui, s’il n’est pas forcené, n’en n’est pas moins décisionnel. «Absenter» l’espace d’un référent commun à soi (l’humain), pour en activiser la présence par le fait même de sa disparition, accroché au dernier contour de sa forme, c’est nous aveugler par le manque, brutalement, là ! C’est perdre les indices qui caractérisaient la singularité des individus avant qu’ils ne disparaissent derrière le rideau de papier peint. Est ce

un acteur qui tourne les talons après avoir joué son rôle ou bien vient-il vers nous? La silhouette détient cette ambivalence : elle ne dit pas si le personnage est de dos ou de face : doublement anonyme. La position originelle est interchangeable en esprit. Ce qui nous fait face alors, c’est justement cette ambiguïté de lecture. Une autre échappée dans l’inconnu. Quid de ce qui a précédé la substitution plastique faite par l’artiste ? Quelle était la situation réelle de la scène ? Il vient vite à l’esprit que ces questionnements, tout en ayant l’attrait de la spéculation sémantique, ou intellectuelle, nous dévoient d’une autre présence : celle purement plastique où se joue un jeu graphique qui trouve ses échanges de correspondances dans des analogies formelles ou colorées, des sortes de passerelles visuelles entre une ligne qui se continue sur d’autres plans, des couleurs qui débordent en écho sur d’autres espaces, des aplats qui jouent avec des contradictions.

Nous avons affaire dans cette série Toiles de fond à l’intrusion du référent «papier peint» comme «peinture» d’une forme : celle vidée de sa substance en son contour. C’est peindre avec le papier peint des espaces découpés en silhouettes. Comme précédemment, on soulignera la littéralité du propos : le papier «Peint» !

Mais que peint-il ce papier ? S’il remplit les formes vides qui seraient en attente d’animation, il est avant tout, et de façon tangible: le mur peint. Et plus précisément le «Plan» peint. Il deviendrait alors métaphorique de ce qu’on appelle l’espace de représentation —que ce soit une feuille de papier, une toile, ou un quelconque support bidimensionnel—, il dit que «là, est le plan qui me sépare du réel et qui me le révèle à la fois.» Cela nous orienterait vers la perspective de la Renaissance qui faisait du plan du tableau la transition, le plan d’intersection, entre l’artiste et le réel. Écraser l’espace réaliste tridimensionnel sur le plan du tableau —ici sur le plan du mur—, peut devenir un projet, celui de Matisse par exemple. Le mur serait alors l’espace plan qui s’affronte à l’artiste et qui accueille la représentation exprimée d’une réalité.

 

Entre la représentation de la réalité et la réalité objective s’opère un rétrécissement de l’espace tridimensionnel, un rapprochement du lointain vers le premier plan, de la 3 D à l’expression en 2 D. Dans la série Échelles, Clémentine Carsberg opère de même mais en ramenant physiquement l’objet réel sur le plan et visuellement dedans. Ce mouvement d’attraction ne suffirait pas à «aplatir» l’objet pour le confondre avec le plan s’il n’y avait l’action du papier peint, qui, avec son décor exubérant de ramages floraux, ou de géométrie baroque, annihilait la volumétrie de l’objet en le fusionnant à son environnement tel un caméléon mimétique. L’échelle disparaît dans le décor, au profit d’un tout unifié : l’œuvre. Cette superposition fusionnant formes, volumes, couleurs, sorte de sandwich visuel qui neutralise les appartenances originelles de chaque partie, peut ouvrir des questions sur les notions de disparition et de caché. Car le papier peint «cache». Il hôte à la vue. Il est même parfois conseillé de le choisir pour cacher des murs dégradés ; une sorte de cache misère joyeux, et rapide à coller, en lieu et place du travail fastidieux que serait la préparation de la surface d’un mur avant de le peindre.

La disparition n’attend pas qu’un objet soit soustrait à nos yeux pour qu’elle se déclare. Un objet peut rester dans le champ du visible sans être vu. Il en va de ces objets qui peuplent notre quotidien et dont on n’en perçoit plus la présence. Les œuvres Lave main, et Rocking chair, en sont des exemples. La banalité du regard, ou la non utilisation d’un objet ou d’un outil, efface sa corporéité. Ce qui n’est plus essentiel à un moment est remisé dans un oubli plus ou moins proche. Il suffira que le besoin se fasse jour pour que l’objet réapparaisse à la vue comme étant indispensable à sa fonction renouvelée. L’œil sélectionne. Si j’ai besoin d’une échelle, je «vais» la voir. Dès qu’elle n’aura plus d’utilité elle va disparaître dans le «décor», s’intégrera à son milieu, à son espace. Et pourtant elle sera là, à portée de vue, dans son coin, sans se faire repérer, «humble» dans sa posture.

«Humble» est un mot qui convient parfaitement à l’ensemble de ce travail, auquel j’associerais le qualificatif de «modeste». Humble et modeste, il l’est à la fois par les matériaux utilisés : populaires, peu onéreux, désuets, vulgaires au sens premier du terme, ordinaire, banal, que par les intentions artistiques : pas, ou peu d’effets, simplicité, effacement, mutisme, ironie, amusement, illusion...

 

L’humilité et la modestie qui touchent à l’intime, à la pudeur de s’exprimer ou d’exprimer (s’effacer derrière ses œuvres, où se joue également l’effacement des objets et des personnes), se retrouvent dans les œuvres in situ de l’artiste. Il était question jusqu’à présent des espaces intérieurs, clos, intimes donc. Ils sont similaires aux réalisations en extérieurs par la réitération du questionnement du plan, comme ici dans Façade du devant où l’on voit une façade, laquelle est aussi un plan d’intersection entre le dehors et le dedans. L’artiste a créé sur le mur de la galerie OÙ une imitation du mur de l’immeuble d’à côté. Cette illusion va déconcerter le regard à tel point que des voisins se tromperont de porte et se casseront le nez sur la façade illusionniste en trompe l’œil ! Ce trompe esprit prête à sourire, l’amusement fait partie intégrante des attendus des œuvres de l’artiste. Les titres en jeux de mots le confirment : Façade du devant, pléonasme ou tautologie pour signaler cette œuvre. Homme Nouvelles, silhouette formée d’un texte de journal. Homme des Bois, silhouette en papier faux-bois, Voûte plantaire, fausses pierres en forme de voûte posée au sol. Fort intérieur, grande tour de fort en fausses briques posée dans le hall d’un lycée. Ou encore Ex-poto, les colonnes d’intérieur, qui titre un travail réalisé à Toulouse dans un passage qui relie deux immeubles. Sur une trentaine de poteaux/colonnes, Clémentine Carsberg a habillé de motifs différents chaque pilier, changeant l’échelle des colonnes en possible rouleaux de papier peint. Humour, dérision et ironie sont les compléments qui cohabitent avec le questionnement de l’espace, de la disparition, et autres manifestations magiques de sa création.

 

Une de ses dernières productions, Secrets de famille, nous parle du temps passé et retrouvé. Sur un grand pan de mur recouvert de ce qu’on appelle aussi communément une tapisserie (unie, à fleur, ou à motifs géométriques), une grande déchirure en forme de trou s’ouvre sur un papier peint précédent, lui-même déchiré, faisant apparaître celui qui avait été posé avant lui, et ainsi de suite sur une dizaine de strates qui, s’enfonçant dans une profondeur «plate», nous font revivre le passé sous-jacent des goûts des habitants, des modes et des époques qui se sont succédés. Tel un feuilletage à rebours, cette traversée fantomatique dans le mur guide notre mémoire visuelle vers quelques expériences vécues.

 

Un nouveau projet en cours s’oriente vers des façades d’immeubles abandonnés, aux fenêtres closes de parpaings Façades fleuries. Sur ces espaces plans, l’artiste y placera des lés de papiers peints qui rempliront la forme vide, la silhouette de la fenêtre. Le décor coloré des cloisons intérieures viendra là encore se positionner sur le plan de la façade en pleine frontalité, animant de ses couleurs la tristesse des murs gris de l’immeuble. Montrer l’intimité, l’exhiber, mettre des fleurs aux balcons, mais sans ostentation. Voilà comment «artialiser» le banal, en le cherchant jusque dans le geste impersonnel du tapissier, comme dans le décor trivial des motifs, ou dans le côté mal fait de l’à-peu-près que revendique aussi l’artiste.

 

Que le papier peint simulant un mur en pierre sèche suffise à notre bonheur, que se satisfaire d’un ersatz, d’un faux semblant pour être en prise avec le monde, c’est croire d’une façon naïve mais assumée, au pouvoir des images et à celui de l’illusion. Le simulacre agit comme un tremplin qui projette ailleurs nos fantasmes, dans des espaces de rêveries. Voyager autour de ma chambre (2) peut être un dépaysement, un voyage éloigné du lieu où il s’est généré.

 

Bernard Muntaner

Janvier 2012

 

 

 

 

(1) — «Ce sont les regardeurs qui font le tableau.» M. Duchamp.

(2) — Voyage autour de ma chambre, Xavier de Maistre.

 

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